Auteurs assistés et utilité sociale

À dix jours du premier tour, j’avais envie de parler du fameux revenu universel autour duquel s’est pas mal cristallisée la campagne de Benoît Hamon. Alors, on va vite délaisser la campagne et ses candidats pour parler du revenu universel en théorie, parce que la proposition d’Hamon n’a plus grand chose d’universelle : soumis à conditions de revenus, c’est juste une nouvelle forme d’aides sociales. Qui à 600€ max par mois, ne sort pas réellement les gens de la pauvreté : rappelons que suivant comment il est calculé, le seuil de pauvreté en France est actuellement fixé autour de 800 ou 1000 €.

Je ne vais pas non plus expliquer ce qu’est le revenu universel, comment ça marche, etc. Je vais juste répondre à cette critique qui (à part celle sur le financement) est sans doute la plus fréquente et me fait bondir à chaque fois. Parce que la critique sur le financement, c’est une critique sur la forme, les conditions de réalisation d’une telle mesure. Admettons.  Y a des choses à y répondre, mais d’autres l’ont fait mieux que moi. Je vous laisse chercher. Alors que cette critique-là s’en prend directement au fond : le revenu universel c’est pas bien parce que plus personne ne ferait rien.

« Une France d’assistés ? »

Les gens qui émettent cette critique n’ont visiblement pas très haute opinion de leurs contemporains, et en tant qu’humaine, je me sens un peu insultée. Donc voilà. J’y réponds.

Généralement, quand on leur retourne la question « ah oui, parce que toi, tu arrêterais tout si on te filait 800 € par mois ? » les gens qui font cette critique ont tendance à répondre « non, mais moi c’est pas pareil ».
Mais en fait, si, c’est pareil pour la plupart des gens : si on part sur un revenu de base qui serait tout juste calculé sur le seuil de pauvreté, il faut bien se dire qu’il y a une bonne partie de la population qui gagne plus que cette somme. Et je doute que le médecin qui gagne 4000€ par mois arrête du jour au lendemain de soigner ses patients pour vivre avec 800€ et laisser mourir à petit feu sa patientèle.
Donc la plupart des gens continueront à travailler : par contre, oui, peut-être qu’ils partiront en vacances plus souvent ; peut-être qu’ils arrêteront de faire des heures supp’. Des gens moins surmenés, plus heureux, plus efficaces et plus à l’écoute des autres, d’une part, donc. Et d’autre part, une possibilité de mieux partager le temps de travail : vu le taux de chômage de notre pays, ça ne me paraît pas du luxe.

Les personnes épanouies dans leur emploi, qui se sentent utiles et gagnent bien leur vie, n’arrêteront certainement pas tout du jour au lendemain. Celles qui sont concernées par ça, ce sont celles qui ont un travail aliénant, mal payé, épuisant, néfaste.

Du coup, quand les gens disent « oh, mais si on donnait de l’argent sans contre-partie à tout le monde, ils arrêteraient de travailler », j’entends un peu « je trouve ça légitime de condamner la partie la plus défavorisée de la population à un rapport de force qui est un pur chantage : soumets-toi à une activité pénible/dégradante/non souhaitée ou crève de faim. »

Mon expérience d’autrice slasheuse

Après avoir été longtemps une slasheuse selon ce sens bien particulier qu’a ce mot dans le monde de la fanfiction, j’ai appris assez récemment via quelques articles de presse sur le sujet que j’en étais toujours une.

Les slasheurs, ce sont ces (souvent jeunes) travailleurs, qui cumulent plusieurs activités et passent de l’une à l’autre avec une certaine virtuosité. Pour ma part, je suis donc autrice, traductrice, correctrice, et directrice éditoriale. Une partie de ce que je fais est bénévole, une autre partie est rémunérée en droits d’auteur (et vous avez déjà sûrement vu passer des articles sur la rémunération des auteurs, je ne vais pas vous refaire un laïus là-dessus), si bien qu’à la fin du mois, je récolte environ 500 € pour quelques 70 h de travail hebdomadaires. Alors, vous pouvez vous dire que c’est « de la triche » de compter mes heures de bénévolat là-dedans, mais sincèrement, je vois pas pourquoi je ferais une différence entre les corrections que je fais pour des éditeurs associatifs et celles que je fais pour des éditeurs qui me rémunèrent : j’y mets les mêmes compétences, la même énergie et la même motivation, le résultat final est le même, la seule différence, c’est bien le circuit commercial dans lequel l’un et l’autre livre s’insèrent.

Et non, je n’exagère pas sur les 70 heures hebdomadaires : je me lève à 8h tous les jours, weekend c’est quoi un weekend ?  compris, je me couche après minuit, et une grosse partie de mon temps éveillé se passe devant mon ordi à bosser sur un projet ou un autre. J’aime ça, voyez-vous, et quand on aime, on ne compte pas, paraît-il.

Dans ces conditions, c’est clair qu’un revenu de base, ça ferait une sacrée différence pour moi, je ne passerais plus mes fins de mois à faire mes comptes en grinçant des dents et en me demandant combien de temps encore je vais pouvoir tenir à ce rythme. Ça m’apporterait une certaine sérénité et des conditions de vie décentes.
Mais, et vous l’aurez compris vu mon paragraphe précédent, ça ne changerait pas fondamentalement mes activités. Je serais peut-être un peu plus sélective sur les missions que j’accepte (exit les corrections de journaux sportifs à peine payées au SMIG sur des horaires improbables), et peut-être que je bosserais « juste » 40h au lieu de 70, mais franchement, je crois pas que ce serait ça qui causerait l’effondrement de la société.

Considération sociale et utilité

Bon, je sais que certains me rétorqueront que autrice, c’est pas un vrai boulot, que c’est « normal » que je n’arrive pas à en tirer un salaire, que j’ai pas le sens des réalités à vouloir vivre en faisant du bénévolat et que j’ai qu’à devenir une citoyenne productive et utile en me trouvant un vrai travail.

Mais voilà, le truc, c’est qu’avant, j’avais un vrai boulot. Et en un certain sens, j’étais une privilégiée, parce qu’en vivant dans un pays au niveau de vie bien supérieur à la France et en travaillant volontairement sur des horaires de weekend, je gagnais, en travaillant 2 ou 3 jours par semaine, l’équivalent d’un SMIG français (à temps plein). Tout le contraire de ma situation actuelle donc.

Sauf que voilà. Je considère que le travail que je faisais non seulement n’était pas utile mais en plus était carrément nuisible. Je travaillais dans une boutique de souvenirs. Je vendais à des touristes chinois des saloperies en plastique fabriquées en Chine. Bonjour la taxe carbone.

Je vendais des briquets qui fuyaient et faisaient des flammes de 20 cm, des gourdes qui fuyaient aussi (moins dangereux, mais pénible), des gants dont les coutures se défaisaient, des magnets qui ne collaient pas, des photos imprimées dont pas le moindre centime n’était reversé à leur auteur, des tire-bouchons, canifs, etc. qui lâchaient à la première utilisation… en gros, je vendais de la merde. Et quand je remontais tous ces problèmes à ma direction en pensant que les produits en question seraient retirés des rayons… que dalle. Après tout, on vendait à des touristes qui ne remettraient jamais les pieds là, alors pourquoi s’embêter ?

Et quand justement, l’un d’eux revenait dans le magasin pour se plaindre… j’avais ordre de ne pas le rembourser ! Je devais remplacer l’objet défectueux (et quand on testait à la caisse le nouvel objet, il ne fonctionnait pas non plus – quelques unes des minutes les plus gênantes de mon existence) ou proposer d’acheter autre chose dans le magasin pour le même montant.

Et puis surtout, je vendais des tee-shirts fabriqués au Honduras et au Pakistan, des bonnets venus du Népal, et franchement, je préférais ne pas trop m’interroger sur les conditions des travailleurs qui les produisaient. Mais bien sûr, je n’étais pas responsable de tout cela, je n’étais moi aussi qu’une petite main dans la chaîne, et même si j’étais mieux payée qu’en France, je touchais malgré tout le minimum syndical, tandis que mon patron, qui mettait les pieds dans ses magasins trois fois l’an et ne connaissait pas le nom de ses employés, passait son temps à s’acheter des voitures de luxe et à bronzer en Espagne.

Donc je n’en étais peut-être pas responsable, mais je participais à une chaîne qui contribue à enrichir les plus riches, exploiter les plus pauvres et qui nuit à la planète. Alors, quand on est dedans, on y réfléchit pas trop, il y a les collègues, les clients sympas ou pénibles, le chèque à la fin du mois. Mais avec un peu de recul, je n’ai d’autre choix que d’admettre que j’étais complice de ce système. Alors oui, au sein de ce système, j’avais ma petite éthique personnelle : je ne mentais jamais quand on me demandait la provenance ou la qualité d’un produit (« vous croyez que ça va tenir, ça ? », « non, c’est décoratif »), je remboursais les gens même si je n’étais pas censée le faire… Reste que c’est pas très reluisant.

Alors même si je touchais plus du double de ce que je gagne actuellement pour à peine le quart de mon volume horaire, je n’ai vraiment pas envie d’y retourner. Je ne veux plus être complice.

Parce que, voyez-vous, à l’inverse, quand un auteur me dit que j’ai parfaitement compris ce qu’il voulait dire et que je l’ai aidé à mieux le formuler, à donner plus d’impact à son texte, je me sens utile. Quand un lecteur remercie une maison d’édition et sa traductrice d’avoir mis à sa disposition un texte écrit dans une langue qu’il ne parle pas, je me sens utile. De façon générale, je pense être largement plus utile à la société en participant à la production d’œuvres culturelles, même en gagnant des clopinettes, que dans mon précédent boulot. Dans mes textes qui parlent du désir féminin et renversent les codes patriarcaux de la « romance traditionnelle », je porte une parole militante, féministe. De même quand je choisis de travailler avec des maisons d’édition qui donnent une visibilité à la communauté LGBTQ+.

Alors les gens qui disent, à propos du revenu de base, qu’on se prépare une société d’assistés, je pense qu’ils ont tout faux. Je pense au contraire qu’on donne aux gens la possibilité d’être enfin productifs et utiles, facteurs de progrès social, et non plus esclaves du capitalisme. 

Et pour finir, si vous pensez toujours que je suis une rêveuse, je vous conseille cet article d’un ingénieur, vous savez, les types dont le boulot est de trouver des solutions, qui parle aussi de travail et d’utilité sociale.

7 réflexions sur “Auteurs assistés et utilité sociale

  1. Merci de rétablir quelques vérités. Certains s’imagine (parfois de bonne foi mais par ignorance ou manque de réflexion) que le revenu universel serait un luxe pour faignants dans une société laxiste ou sans valeur. Il n’y a qu’a regarder le montant pour comprendre que ce ne peut pas être un luxe . C’est au contraire une question de civilisation et sortir un pays de la précarité n’a jamais nuit à la productivité (et accessoirement à la consommation qui comme le travail n’est pas aliénante quand elle est sainement pratiquée). La sécurité sociale a augmenté la santé des citoyens pour le profit de tous. Quand elle a été conçue par le Conseil national de la résistance elle a été qualifiée d’utopie et décriée comme le revenu universel l’est aujourd’hui. Il y a eu certes des abus avec la sécurité sociale (pas spécialement par les plus défavorisés) mais l’on voit mal comment l’on pourrait abuser du revenu universel !

    Doumik

  2. J’avoue que je n’ai pas d’opinion sur le revenu universel; il faudrait que je me penche davantage sur la question. Au début, j’étais pour, pour les raisons que tu développes ici. Mais je ne vois pas bien comment on peut, effectivement, empêcher le revenu universel de remplacer simplement les aides sociales actuelles, ou empêcher le réalignement du coût de la vie sur la base de ce nouveau pouvoir d’achat supposé. En fin de compte, tant que les produits et services de nécessité courante resteront dans les mains de quelques-uns au lieu d’être sous contrôle direct des personnes qui les utilisent, un revenu universel n’a pas le pouvoir de changer grand-chose. Mais, encore une fois, ce ne sont que mes réflexions abstraites; je n’ai pas creusé plus que ça, et je n’ai aucune idée de la façon dont le sujet a été articulé par les différents politiques.
    Après, cette position est aussi la mienne, c’est ce qui me retient de retourner dans la salariat malgré la perspective de pouvoir y gagner de l’argent. Cela dit, ça ne m’empêche pas de questionner mon utilité et ma complicité dans le cadre même de mon activité d’éditrice ou (hypothétiquement) d’écrivaine… Ce n’est pas parce que c’est culturel que c’est bienfaisant; et je ne parle pas tant de l’intention ou du propos d’un auteur que du système qu’on est forcé d’embrasser si on veut que notre travail ait un tant soit peu de portée. Faire gagner du fric à Amazon, Apple, Facebook et consorts en utilisant leurs services (et en encourageant par là les consommateurs à les utiliser aussi), par ex, c’est éthiquement très douteux pour moi. Sans parler des grosses boîtes de distribution-diffusion pour accéder aux librairies (ou des chaînes qui englobent l’activité de libraire?), ou des éditeurs qui font partie de conglomérats multinationaux… Bref, je ne jette la pierre à personne puisque, comme on dit en anglais, je vis moi-même dans une maison de verre, mais disons que je me demande si tout ce discours est 100 % honnête, ou s’il n’est pas qu’une façon de déguiser le fait qu’au fond, on fait cela parce que ça nous plaît mieux… et c’est tout. Est-ce que ce n’est pas suffisant?
    C’est sûr qu’on aimerait tous être payés pour faire ce qu’on aime (c’était d’ailleurs ma perspective d’avenir avouée lorsque j’étais en terminale), et je ne dis pas que ce n’est pas possible ou qu’il faut abandonner; au contraire, j’y ai toujours cru et je continue d’y croire. Mais je trouve de moins en moins légitime d’en appeler pour cela à autrui, d’en faire la responsabilité ou même le problème de qui que ce soit au-delà de nous-mêmes. Je pense que c’est un désir extrêmement personnel, certainement motivé par l’ego, qui n’a pas à être exaucé par l’État ni même par mes amis bienveillants.
    Il est certain que je milite pour un changement de société, pour des services de base réellement accessibles et universels, pour une réorganisation du travail de manière à remettre des valeurs humaines dans l’économie et à permettre à qui le souhaite de poursuivre une activité artistique dans son temps libre. Je pense que ça aurait une foule de conséquences positives, y compris des économies pour la sécurité sociale. Mais permettre à n’importe qui de vivre d’une activité artistique, c’est déjà complètement autre chose, et c’est pour moi une promesse difficile à tenir comme à fonder. Mais c’est un sujet épineux et, bien sûr, ma réflexion peut être amenée à évoluer.

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