Traduction de romans – Introduction

Si vous lisez régulièrement, il y a fort à parier que vous lisiez beaucoup de littérature traduite. Chaque année, environ 15 à 20% (1) des livres qui paraissent sont des traductions de romans étrangers, et 60% de ces romans nous viennent de pays anglophones, suivis par 10% de littérature japonaise, et les autres langues n’ont plus qu’à se partager le reste du gâteau. Ce n’est pas moi qui prendrai parti pour ou contre le monopole anglophone ou les langues délaissées, puisque je traduis depuis l’anglais, mais également depuis le coréen — ou du moins, j’en serai bientôt capable.

C’est parce qu’une part importante de nos lectures n’est pas née dans notre langue natale que j’ai eu l’idée d’une série d’articles sur la traduction littéraire. La langue, en littérature, est primordiale ; et la langue de naissance d’une œuvre influence chaque élément de son histoire, des personnages à l’ambiance, en passant par les références culturelles. Pour illustrer cela, disons que vous avez probablement levé les yeux au ciel en apprenant que les droits de “Bienvenue chez les Chtis” avaient été rachetés pour faire un remake américain. Le traducteur est plus qu’un simple décodeur, il est le passeur d’une culture qui nous est hermétique, sans quoi nous lirions ce livre traduit directement dans le texte. Son travail est de faire en sorte que le livre suscite les mêmes images et impressions pour le lecteur francophone que pour ceux qui ont découvert le texte dans leur langue maternelle.

Vous connaissez probablement quelqu’un qui parle une langue étrangère, votre tonton qui est commercial, votre voisin qui a passé une année en Erasmus, ou bien peut-être parlez-vous très bien une seconde langue parce que vous regardez beaucoup de séries, ou parce que vous êtes un petit veinard qui a appris plusieurs langues en grandissant. Parler deux langues suffit-il pour traduire des romans ? Non. Déjà, parce qu’il existe une différence entre parler une langue et la maîtriser. Très concrètement, si on ne sait pas comment traduire un temps très spécifique en français, et c’est la spécialité de notre langue, c’est mal parti.

C’est un métier que l’on peut penser ingrat, car le traducteur demeure le plus souvent anonyme, impossible de trouver son nom dans le livre sans vraiment l’avoir cherché. (Si vous lisez de la bit-lit, peut-être connaissez-vous la série “Mercy Thompson” de Patricia Briggs ; saviez-vous que la traductrice, Lorène Lenoir, nous a quittés il y a quelques mois ?)

De plus, les rares fois où on se souvient du traducteur, c’est souvent lorsqu’on juge qu’il a mal fait son travail.

Ah, les critiques envers le travail du traducteur ! On en a tous. D’ailleurs, loin de moi l’idée de défendre toutes les traductions du monde sans distinction. C’est vrai, il y a souvent des erreurs de traduction que l’on va trouver particulièrement vilaines et dont on se souviendra longtemps, des choix assumés qui auraient vraiment dû être plus réfléchis. On pense souvent à la dernière phrase de la saga Harry Potter de J.K. Rowling, que le traducteur officiel, Jean-François Ménard, a choisi de traduire par : “Tout était bien”, pour illustrer ces grands moments où vraiment, le traducteur et le correcteur d’édition auraient dû nettoyer leurs lunettes avant d’approuver le bon à tirer.

Souvent, lorsque j’ai entre les mains la traduction d’un roman anglophone, je retrouve des expressions malheureuses directement calquées sur des structures grammaticales venant de la langue d’origine. C’est une des principales raisons pour lesquelles je lis le moins de traductions possible. Je me souviens avoir ri aux larmes pendant ma première lecture de la Cité des Ténèbres de Cassandra Clare, le premier tome d’une saga pour ados, et avoir cherché en vain l’humour et les passages drôles dans la version traduite (c’est chez Pocket Jeunesse, pour les curieux.) C’est dommage, bien que les erreurs qui passent entre les mailles du filet, souvent agaçantes, soient rarement graves.

Pourtant, il arrive que de temps à autre, un choix de traduction fasse beaucoup trop parler de lui, et pas nécessairement en bien. C’est ainsi qu’en 2006, on pu lire des articles de journaux titrés : “Moby Dick change de sexe !” (2)

À l’occasion d’une nouvelle traduction de Moby Dick par Philippe Jaworski, le grand public a appris que Moby Dick, la baleine blanche, était en réalité… un cachalot. C’était la traduction d’origine de Jean Giono, dans les années 40, qui avait induit la francophonie en erreur, avec un superbe tour de passe-passe qui a transformé un cachalot (en moyenne, vingt mètres de long pour cinquante tonnes) en baleine blanche, ou béluga (cinq mètres de long pour une tonne et demie.) Non seulement ce choix de traduction pose problème en matière de visualisation de l’histoire, mais cela change aussi beaucoup de choses au niveau de l’analyse de l’œuvre. Là où en anglais, Herman Melville se balade négligemment entre les pronoms “he, she, it”, soit “il, elle, ça” pour désigner Moby Dick, le français se doit de choisir un seul pronom et de s’y tenir, et le choix de la baleine ou du cachalot peut bouleverser l’interprétation que l’on se fait de la chasse à la baleine du capitaine Achab. L’interprétation francophone du roman basée sur une baleine à pronoms féminins était tellement ancrée dans les esprits, que lors de la publication de cette nouvelle version, le traducteur qui avait corrigé ce souci a eu à essuyer les critiques des puristes (et les larmes des profs de français.)

 

Aujourd’hui, grâce à internet, le grand public est moins crédule, la richesse des informations qui se trouvent à portée de clics a rendu les gens beaucoup plus exigeants. On veut de l’exactitude, on veut de la perfection, on pense pouvoir maîtriser rapidement les bases d’à peu près n’importe quoi.

Il est très facile de critiquer une traduction littéraire, car elle se construit principalement sur la sensibilité et la culture du traducteur. Pour avoir participé à d’innombrables ateliers de traduction, je peux vous jurer que s’il y a une phrase à traduire et trois personnes dans l’atelier, vous aurez systématiquement cinq versions de la même phrase (vous avez bien lu) dont deux qui n’auront rien à voir entre elles mais qui seront chacune défendues bec et ongles, une qui sera jugée fade et sous-traduite, et deux autres exactement semblables si ce n’est pour le placement de la virgule, qui sera fatalement la raison pour laquelle le troisième traducteur assommera le premier à coups de dictionnaire spécialisé de l’argot Cockney du 19e siècle, pendant que le deuxième leur crie qu’il a trouvé une nouvelle solution. Et personne n’aura raison.

Lorsqu’il travaille, le traducteur littéraire n’a pas forcément la chance de pouvoir soumettre ses traductions à un atelier. Il est seul face à sa feuille et à ses choix, et il a fort intérêt à ne pas faire de bêtise…

Mais quels sont ces choix cornéliens auxquels le traducteur réfléchit toute la journée ?

Tout d’abord, il y a ceux qui doivent être arrêtés en début de traduction, comme le temps du récit. Il faut choisir le temps qui traduira le mieux l’ambiance du texte, et si c’est le duo imparfait/passé simple et que le récit est truffé de retours en arrière, vous pouvez vous cramponner à votre Bescherelle. Il faut également choisir son approche entre “domestication” et “foreignization” (des concepts que j’ai l’intention de développer dans cette série d’articles.) Très simplement, est-ce que Miss Havisham doit devenir Mademoiselle Havisham, ou rester Miss ? Est-ce que Harry Potter étudie à Hogwarts, ou dans une école dont le nom serait plus évocateur pour un enfant francophone, mettons, Poudlard ? Où le Club des Cinq passent-ils leurs étés ? Il s’agit de choisir entre la culture de la langue source (celle du texte étranger) et celle de la langue cible (celle de la traduction francophone). Cela ne se limite pas à un simple oui/non, car la plupart du temps, on se retrouve à danser en équilibre entre les deux, en donnant juste assez d’exotisme pour satisfaire le lecteur, et juste assez d’adaptation pour qu’il ne soit pas complètement perdu.

Ensuite viennent les choix plus ardus au sein du texte, où il faut savoir dans quelle proportion retranscrire et réinterpréter les mots du texte d’origine. Si le héros entre dans “the dark room”, littéralement, “la pièce sombre”… Est-ce “la chambre noire” pour développer des photos argentiques ? “La pièce sombre” pour quelque chose de sobre ? Mais si on a été obligé de retirer un peu de sensationnel quelques lignes plus tôt et qu’il s’agit d’un polar, doit-on compenser cette perte en écrivant “la pièce, plongée dans la pénombre” ? Ne lancez jamais un traducteur sur un problème de formulation, à moins d’avoir vraiment beaucoup de temps et de patience.

Dans les prochains articles, on explorera différentes facettes de la tâche du traducteur littéraire, mais aussi différents types de traduction littéraires. Il sera aussi question de théorie, mais seulement en surface, car je ne suis ni universitaire ni théoricienne de la traduction. Cette série d’articles aura simplement pour but de permettre au lecteur lambda, et curieux, de comprendre ce qui se passe entre le moment où un livre étranger est envoyé à traduire et celui où on tient enfin la traduction française entre ses mains. N’hésitez pas à poser des questions en commentaire et proposer des sujets à explorer, et je ferai mon possible pour les traiter. En attendant, qu’avez-vous pensé de ce premier article ? Avez-vous découvert des choses, ou étiez-vous déjà plus ou moins au courant pour tout le contenu de cette introduction ?

(1) http://www.culturecommunication.gouv.fr/Disciplines-et-secteurs/Livre-et-Lecture/Actualites/Chiffres-cles-du-secteur-du-livre-l-edition-2013-donnees-2011-2012-est-parue

(2) http://palimpsestes.revues.org/70

9 réflexions sur “Traduction de romans – Introduction

  1. J’aime vraiment beaucoup ce que vous faites de ce blog !! Cet article était très, très intéressant.
    Bilingue depuis la fin de mon adolescence, je vis désormais en Irlande et je suis souvent amenée à critiquer (en bien ou en mal) les traductions de ce que je lis. Des fois, ce seront des expressions peu idiomatiques que trouvées dans un livre en VF. D’autres, des sous-titres en anglais de films français que je compte montrer à ma classe (ou quand des séries anglophones s’essaient à des passages en français, avec les sous-titres pour la traduction). Il y a aussi toutes ces fois où j’écris et où c’est en anglais que les mots/expressions me viennent >_>

    Néanmoins, le seul nom de traducteur littéraire que je connaisse est celui de Patrick Couton, en charge de l’oeuvre de Terry Pratchett, et qui fait un travail formidable (bien que je ne lise plus ces livres qu’en VO désormais).

    Enfin bref, bravo encore pour l’article (j’en profite pour suivre le blog, j’étais persuadée de l’avoir déjà fait), j’ai hâte de lire la suite !

    • Merci pour tes compliments ! Je suis contente que cet article (et le blog) t’intéressent, parce que j’avais beaucoup aimé ta nouvelle chez Laska cet hiver.
      J’avais entendu parler du traducteur de Terry Pratchett, en effet, plutôt en bien. Puisque son oeuvre est riche et drôle, mieux vaut qu’il soit traduit par quelqu’un de fin, c’est très facile de taper à côté dans ce genre de situation.
      Du coup, je pense (j’espère !) que la suite de cette série te plaira, parce que je prendrai surtout des exemples de traductions anglais>français, surtout sous la forme de références culturelles. Je vais essayer d’éviter de coller des tartines de texte en anglais, tout de même, puisque je m’adresse entre autres à ceux qui ont vraiment besoin des traductions pour comprendre les textes.
      À bientôt alors !

      • Yay, j’ai hâte de lire tout ça, à bientôt !! (Et merci à propos de la nouvelle ^^;;; )

  2. J’ai appris des trucs, je ne pensais pas que le pourcentage de littérature japonaise était si important !
    Quant à l’anecdote sur Moby Dick… Aussi bonne (ou mauvaise) que soit une traduction, si les chercheurs français avaient pris l’habitude de baser leurs analyses sur le texte original, ce genre de grosses bourdes n’arriverait pas. Heureusement, les temps changent…

    • Je pense qu’ils doivent comptabiliser les mangas, dans les traductions japonaises. Ça doit faire pas mal…
      Et pour Moby Dick, j’ai envie de dire que les chercheurs français, aussi crasses en anglais qu’ils aient pu être, avaient quand même un beau gros indice en plein dans le nom de l’animal !

  3. Je n’ai pas tout appris, car j’ai eu la chance de faire des études de langue, mais c’est très intéressant et bien présenté ! Personnellement, il m’arrive d’aller chercher le nom du traducteur parce que je trouve qu’il a bien fait son boulot (et ça m’intéresse aussi de voir si les autres livres du même auteur ont été traduits par la même personne) ; cela a été le cas de The Wind-Up Bird Chronicle, de Haruki Murakami, peut-être la dernière traduction que j’ai lue…
    Pour les références et le contexte culturel (les garder telles quelles ou imaginer des équivalents), il s’avère que je me pose les mêmes questions quand j’écris une histoire qui se situe à l’étranger. D’ailleurs, pour les contextes anglophones, par exemple, j’ai des auteurs qui utilisent « mademoiselle » et d’autres qui préfèrent garder le plus exotique « miss » (qui s’écrit sans majuscule en français, car ce n’est pas considéré comme une abréviation).

    • Merci 🙂
      Haruki Murakami, j’aime beaucoup le lire en français, je trouve que c’est finement traduit et que la langue française permet de rendre avec plus de fidélité la richesse de sa poésie (parce qu’il écrit en prose, mais ça reste très poétique.) Mais bon, je dis ça, mais je ne parle pas japonais non plus !
      Quand on écrit quelque chose qui se passe dans un pays étranger, c’est vrai que la question des noms se pose. Je pars du principe que si on avait voulu écrire du « mademoiselle », on aurait situé ça dans un pays francophone, à moins que l’intrigue nécessite un lieu très particulier.
      Par contre, il arrive que certains piliers de la littérature prennent une majuscule devant leur titre, et là il faut voir au cas par cas. C’est notamment le cas de Miss Havisham.

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